9
Je trouvai Brenda Leonidès assise à l’endroit même où je l’avais laissée. Elle m’interrogea dès mon entrée.
— Où est l’inspecteur Taverner ? Il ne revient pas ?
— Pas maintenant.
— Qui êtes-vous ?
On m’avait enfin posé la question que j’avais attendue toute la matinée. Ma réponse resta assez près de la vérité.
— Je suis avec la police, mais je suis aussi un ami de la famille.
— La famille ! De sales bêtes ! Je les déteste tous !
Elle me regardait. Sa bouche tremblait. Elle poursuivit :
— Avec moi, ils ont toujours été méchants, toujours ! Dès le début. Et pourquoi donc n’aurais-je pas épousé leur père ? En quoi cela les dérangeait-il ? Ils étaient tous immensément riches déjà, de l’argent qu’il leur avait donné et qu’ils auraient été bien incapables de gagner eux-mêmes ! Pourquoi n’aurait-il pas eu le droit de se remarier ? Même s’il était un peu vieux ? D’ailleurs, il n’était pas vieux du tout ! Il y a vieux et vieux. Je l’aimais bien.
Comme me défiant des yeux, elle répéta :
— Oui, je l’aimais bien. Je suppose que vous ne le croyez pas, et pourtant, c’est vrai ! J’en avais assez des hommes. Je voulais un intérieur, je voulais quelqu’un qui me gâte et me dise des choses gentilles. Ces choses-là, Aristide me les disait… et il savait me faire rire. Et puis il était très fort ! Il imaginait toute sorte de moyens de tourner tous les stupides règlements d’aujourd’hui… Il était très, très fort ! Ah ! non, je ne me réjouis pas de sa mort ! Au contraire, j’ai bien du chagrin.
Elle se laissa aller sur le dos du canapé. Les coins de sa bouche, plutôt grande, se relevèrent en un étrange sourire.
— J’ai été heureuse ici. Je me sentais en sécurité. J’allais chez les grands couturiers… et je n’y étais pas plus déplacée qu’une autre ! Aristide me donnait de jolies choses…
Ses yeux se portèrent sur son rubis. Elle sourit.
— Où est le mal ? J’étais gentille avec lui, je le rendais heureux…
Penchée vers moi, elle ajouta :
— Savez-vous comment j’avais fait sa connaissance ?
Elle n’attendit pas ma réponse pour continuer.
— J’étais au « Gay Shamrock ». Il avait commandé des œufs brouillés. Quand je les lui apportai, je pleurais. Il me dit : « Asseyez-vous et dites-moi ce qui ne va pas ! » Je lui réponds : « Impossible ! Si je faisais ça, on me mettrait à la porte ! » Alors, il me dit : « Ça m’étonnerait ! L’établissement est à moi. » Je l’ai regardé. Au premier abord, c’était un petit vieux qui n’avait l’air de rien. Seulement, après, on découvrait qu’il avait comme un pouvoir qui n’était qu’à lui… Bref, je lui racontai mon histoire. Il est probable que vous la connaissez déjà… Ils ont dû vous parler de moi et vous expliquer que je ne valais pas grand-chose… Ils vous ont menti. J’ai reçu une très bonne éducation. Mes parents avaient un magasin, un très beau magasin… Des travaux d’aiguille. Je n’ai jamais été une fille qui courait avec les garçons… Seulement, Terry n’était pas comme les autres : il était irlandais et allait partir pour l’autre bout du monde… Il ne m’a jamais écrit et je n’ai jamais eu de ses nouvelles. Bien sûr, j’ai été sotte… Mais c’était fait… et mes ennuis étaient exactement ceux de la petite bonne qui a été plaquée par son amant… Aristide a été admirable. Il me dit que tout s’arrangerait, qu’il était très seul et que nous allions nous marier sans plus attendre. Je me demandais si je rêvais. J’ai appris ensuite qu’il s’agissait du fameux Mr Leonidès, qui possédait des restaurants, des salons de thé et des boîtes de nuit. C’était comme un conte de fée ! Vous n’êtes pas de cet avis ?
— Peut-être.
— Peu après, nous nous sommes mariés dans une petite église de la Cité. Puis nous sommes partis en voyage de noces sur le continent…
— Et l’enfant ?
— Il n’y en a pas eu. Je m’étais trompée.
Souriante, elle poursuivit :
— Je me jurai d’être pour lui une bonne épouse et j’ai tenu parole. Je lui faisais servir la cuisine qu’il aimait, je m’habillais comme il le désirait, je faisais tout pour le rendre heureux et il était heureux. Mais nous n’avons jamais pu nous débarrasser de sa famille, tous ces parasites qui ne vivaient qu’à ses crochets. La vieille miss de Haviland, par exemple. Est-ce qu’elle n’aurait pas dû s’en aller, quand il s’est remarié ? Je l’ai dit à Aristide. Il m’a répondu : « Elle est ici depuis si longtemps ! Ici, maintenant, elle est chez elle ! » La vérité, c’est qu’il aimait les avoir tous autour de lui et à sa merci. Ils étaient méchants avec moi, mais il faisait semblant de ne pas s’en apercevoir. Roger me hait. L’avez-vous vu, Roger ? Il me hait par envie. Philip, lui, a une si haute opinion de lui-même qu’il ne m’adresse jamais la parole. Et aujourd’hui ces gens-là voudraient faire croire que j’ai assassiné mon mari ! Mais ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! Dites-moi que vous me croyez ! Je vous en supplie !
Il y avait dans sa voix et son attitude quelque chose de pathétique. Je me sentais ému. Prêt à proclamer inhumaine la conduite de cette famille si acharnée à croire que cette femme était une criminelle, alors qu’elle m’apparaissait comme un être traqué et sans défense.
— Et ils pensent que, si ce n’est pas moi qui l’ai tué, c’est Laurence !
— Parlez-moi un peu de lui !
— Je l’ai toujours un peu plaint. Il est de santé délicate et n’a pas fait la guerre. Non pas par lâcheté, mais parce qu’il est d’une sensibilité trop vive. J’ai fait de mon mieux pour qu’il se sente heureux ici. Il a deux élèves impossibles : Eustace, qui ne perd pas une occasion de l’humilier, et Joséphine… Celle-là, vous l’avez vue, vous savez à quoi elle ressemble…
Je dis que je n’avais pas encore rencontré Joséphine.
— C’est une enfant dont je me demande parfois si elle a bien toute sa tête. Elle me fait songer à un serpenteau et elle est bizarre… Il y a des moments où elle me fait peur…
Joséphine ne m’intéressait pas. Je ramenai la conversation sur Laurence Brown.
— Qui est-il ? demandai-je. D’où vient-il ?
J’avais posé ma double question assez gauchement. Brenda rougit.
— Il n’est personne, le pauvre ! Il est comme moi… Que pouvons-nous contre eux tous ?
— Est-ce que vous n’êtes pas en train de vous faire des idées ?
— Mais non ! Ils veulent établir que le coupable, c’est Laurence… ou bien moi. L’inspecteur est avec eux. Quelle chance nous reste-t-il ?
— Il ne faut pas voir les choses comme ça !
— Pourquoi ne serait-ce pas l’un d’eux, l’assassin ? Ou quelqu’un de l’extérieur ? Ou un domestique ?
— Il faut songer au mobile…
— Le mobile !… Quel mobile aurais-je eu, moi ?… Ou Laurence ?
Un peu gêné, je répondis :
— On pourrait, je crois, supposer qu’il existait entre vous et… Laurence des liens affectueux et que vous souhaitiez vous marier un jour.
Elle eut un sursaut.
— Comment oserait-on imaginer cela ? Mais ce n’est pas vrai ! Nous n’avons jamais eu ensemble une conversation qui pût laisser penser des choses pareilles ! J’ai été gentille avec lui parce qu’il me faisait de la peine, nous sommes de bons amis, mais c’est tout ! Vous me croyez, n’est-ce pas ?
Effectivement, je la croyais. C’est-à-dire que je croyais que Laurence et elle n’étaient bien, comme elle l’affirmait, que des amis, mais je croyais aussi que, sans peut-être s’en douter, elle était éprise de Brown.
C’est cette idée en tête que je descendis au rez-de-chaussée à la recherche de Sophia. J’allai me rendre au salon quand je l’aperçus qui passait la tête par une porte entrebâillée, un peu plus loin dans le couloir.
— Allô ! me dit-elle. Je suis en train d’aider Nannie à préparer le déjeuner.
Je me disposais à la rejoindre à la cuisine, mais elle me devança et, me prenant par le bras, m’entraîna au salon, où il n’y avait personne.
— Alors, me dit-elle, vous avez vu Brenda ? Que pensez-vous d’elle ?
— Très sincèrement, répondis-je, je la plains.
Sophia me regarda avec mépris.
— Je vois ! Elle vous a empaumé !
Piqué, je répliquai :
— Disons, si vous voulez, que je comprends son point de vue, lequel semble vous échapper.
— Que voulez-vous dire ?
— Répondez-moi franchement, Sophia ! Avez-vous l’impression que, depuis qu’elle est ici, quelqu’un de la famille se soit montré gentil, ou même simplement correct avec elle ?
— Nous n’avons sûrement pas été gentils avec elle, mais pourquoi l’aurions-nous été ?
— Quand ce n’eût été que par charité chrétienne !
— Si j’en juge par votre ton, Charles, Brenda vous a magnifiquement joué la comédie !
— Vraiment, Sophia, vous semblez… Je ne sais pas ce qu’il vous arrive, mais…
— Il m’arrive que je suis sincère et que je dis ce que je pense. Vous me dites que vous comprenez le point de vue de Brenda. Je vais vous expliquer le mien. Je n’aime pas les jeunes personnes qui inventent des histoires pour apitoyer les vieillards richissimes qu’elles veulent épouser. J’ai parfaitement le droit de détester ces aventurières et je ne vois pas pourquoi je ferais semblant de les aimer. Et la jeune personne en question ne vous inspirerait aucune sympathie si, au lieu de vous raconter son roman, elle vous l’avait donné à lire et si vous l’aviez lu de sang-froid !
— Vous croyez donc qu’elle mentait ?
— Au sujet de l’enfant ? Je n’en sais rien, mais je le pense.
— Et vous ne lui pardonnez pas d’avoir… possédé votre grand-père ?
Sophia se mit à rire.
— Dites-vous bien qu’elle ne l’a pas possédé ! Grand-père n’a jamais été possédé par personne. Il voulait Brenda, il l’a eue. Il savait très exactement ce qu’il faisait et tout a marché selon ses plans. De son point de vue à lui, son mariage a été un succès complet, comme toutes ses autres opérations.
— Vous considérez également comme un de ses succès le fait qu’il ait engagé Laurence Brown comme précepteur des enfants ?
Le ton ironique de la question fit froncer les sourcils à Sophia.
— Savez-vous que ça se pourrait bien ? Il voulait que Brenda fût heureuse et qu’elle ne s’ennuyât point. Il peut s’être dit que les robes et les bijoux ne suffisaient pas et qu’il lui fallait aussi mettre dans la vie de sa femme un peu de romanesque sans danger. Il se peut qu’il ait jugé qu’un timide dans le genre de Laurence Brown était exactement l’homme dont il avait besoin. Une belle amitié amoureuse, avec un peu de mélancolie à la clef, c’était tout à fait ce qu’il fallait pour empêcher Brenda d’avoir à l’extérieur une authentique aventure. Grand-père était très capable de combiner une affaire comme ça. C’était un vieux malin, vous savez !
— Je veux bien le croire.
— Naturellement, il ne pouvait pas prévoir que tout ça finirait par un crime…
S’échauffant brusquement, Sophia poursuivit :
— Et à vrai dire, c’est ce qui fait qu’au fond, et bien que ça m’ennuie, je ne crois pas vraiment que ce soit elle qui l’ait tué. Si elle avait tiré des plans pour l’assassiner, seule ou de complicité avec Laurence, grand-père l’aurait su. J’imagine que ça vous paraît bien invraisemblable…
— Je dois l’avouer.
— Mais c’est parce que vous ne connaissiez pas grand-père. Il n’aurait jamais consenti à être pour quelque chose dans son propre assassinat ! Concluez !… L’ennui, c’est que nous en sommes donc toujours au même point !
— Elle a peur, dis-je. Terriblement peur !
— Que voulez-vous, l’inspecteur Taverner et ses joyeux compères sont plutôt inquiétants ! Quant à Laurence, il est liquéfié, probablement ?
— Le fait est qu’il n’est pas brillant. Je me demande comment une femme peut s’amouracher d’un type comme ça !
— Vraiment ? Pourtant, il a beaucoup de sex-appeal.
Je restais sceptique.
— Une mauviette comme lui ?
Sophia rit franchement.
— Pourquoi les hommes se figurent-ils qu’il faut être construit comme un déménageur pour séduire une femme ? Du sex-appeal, Laurence en a bel et bien. Mais je ne m’étonne pas que vous ne vous en soyez pas aperçu…
Me regardant bien dans les yeux, elle ajouta :
— Brenda vous a conquis !
— Ne dites pas de bêtises, Sophia ! Elle n’est même pas jolie et je vous certifie…
— Qu’elle n’a pas essayé de vous séduire ? Je le veux bien. Mais elle s’est arrangée pour que vous la plaigniez. Qu’elle ne soit pas vraiment belle, c’est entendu ! Qu’elle ne soit pas non plus très intelligente, c’est mon avis. Seulement, elle a un don : celui de brouiller les gens. Vous le constaterez vous-même, elle commence avec nous deux !
Je protestai, atterré. Sophia se levait.
— Ne parlons plus de ça, Charles ! Il faut que j’aille m’occuper du déjeuner.
— Vous ne voulez pas que je vous aide ?
— Restez ici ! Nannie serait folle si elle voyait un monsieur débarquer dans sa cuisine !
Elle allait sortir. Je la rappelai :
— Sophia !
Elle se retourna.
— Oui ?
— À propos de domestiques, comment se fait-il qu’il n’y ait pas ici une jeune personne en tablier blanc et bonnet pour ouvrir la porte aux visiteurs ?
— Grand-père avait une cuisinière, une femme de chambre, une bonne et un valet. Il adorait se faire servir et payait bien. Clemency et Roger n’ont qu’une femme de ménage, qui vient quelques heures par jour. Clemency a horreur des domestiques… et, si Roger ne déjeunait pas chaque jour dans la Cité, il mourrait de faim, un repas consistant, pour Clemency, en quelques feuilles de laitue, quelques tomates et des carottes crues. Nous, nous avons des bonnes de temps à autre, mais le jour finit toujours par arriver où maman pique une colère et les flanque à la porte. Alors, on prend des remplaçantes, qui viennent pendant vingt-quatre ou quarante-huit heures. Nous sommes actuellement dans une de ces périodes-là. Nannie, elle, représente l’élément stable et, en temps de crise, c’est elle qui assure tout le service. Maintenant, vous savez tout !
Elle sortit là-dessus. Je me laissai tomber dans un vaste fauteuil et m’abandonnai à mes réflexions.
Je connaissais maintenant le point de vue de Brenda et celui de Sophia, qui se trouvait être celui de toute la famille, Les Leonidès, je le comprenais fort bien, ne pardonnaient point à une étrangère de s’être introduite parmi eux, par des moyens qu’ils tenaient pour odieux. Leur position était assez légitime.
Seulement, l’affaire présentait un côté humain, dont ils se refusaient à tenir compte. Ayant toujours été riches et bien pourvus, ils ne s’expliquaient pas les ambitions de ceux qui n’ont jamais rien possédé. Brenda avait voulu conquérir tout ce dont elle avait toujours été privée : l’argent, les jolies choses, la sécurité, un foyer. Tout cela, elle l’avait eu. En revanche, elle prétendait avoir fait le bonheur de son vieil époux. Quand elle m’avait conté son histoire, je lui avais accordé toute ma sympathie. Devais-je, maintenant, la lui retirer ?
Le problème était complexe. Il y avait deux façons de considérer la situation. Quelle était la bonne ?
J’avais très peu dormi la nuit précédente, ayant dû me lever très tôt pour accompagner Taverner. L’atmosphère du salon était surchauffée et lourde de parfums, mon siège confortable et admirablement rembourré. Je fermai les paupières…
Quelques minutes plus tard, je dormais.